Le dilemme de Mowgli

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Le viel ours Baloo continuait l’éducation de Mowgli. Après les codes de la Jungle, il abordait à présent l’évocation des Maîtres-Mots, ceux qui assuraient une protection auprès de chaque Peuple de la forêt.

Une fois, aventuré sur un sentier, par une nuit sans clair de Lune, Mowgli s’était perdu. Incapable de retrouver Baloo, il avait clamé au Peuple-Oiseaux les Maîtres-Mots : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et avait ajouté le cri du Vautour, comme il l’avait appris. En un instant, les Oiseaux vinrent à sa rencontre et le guidèrent jusqu’à Baloo, qui discutait, comme souvent, avec Bagheera.

Chaque fois que Mowgli avait utilisé ces Maîtres-Mots, ça avait marché !

Quelques lunes étaient passées. Mowgli se transformait. Sa voix devenait plus grave. Son corps se fortifiait. Ses muscles fermes lui permettaient de courir plus vite et plus longtemps, sans fatigue. Quand il se grattait le visage, il sentait pousser une fine moustache. Son caractère changeait. Il s’emportait, surtout contre Bagheera, sa mère d’adoption, sans trop savoir pourquoi. Lui, un rien provocateur autrefois, devenait cassant et rigide. Il le regrettait ensuite, mais c’était plus fort que lui.

Beaucoup d’idées tournoyaient dans sa tête. Pourquoi n’y a-t-il pas UN chef pour gouverner tous les Peuples? Je connais toutes les langues, les codes et les Maîtres-Mots de chacun. Alors, je pourrais être ce maître. Il en parla plusieurs fois à Bagheera. Tous ces Peuples, affirmait-elle, se respectent et vivent de coopérations mutuelles. Si quelqu’un vient à diriger la Jungle, il détruira notre équilibre. Il y aura des rivalités, des territoires bousculés, pillés, pour finir par une destruction complète de ce lieu de vie commun.

Mowgli n’était pas du tout convaincu. Il eut une idée. Et s’il prenait le contre-pied de quelques leçons? En changeant des Maîtres-Mots en Mots-Esclaves, arriverait-il à conquérir et à dominer quelques alliés ? Ensuite, il s’imposerait et serait promu tout naturellement LE chef ?

En cachette de Baloo et de Bagheera, il commença par le Peuple-Oiseaux. Il alla voir Jacot le Perroquet, et passèrent tous les deux une matinée à jouer. Mowgli flattait le bel oiseau aux couleurs vives et le récompensait de cacahuètes quand il gagnait. Il lui appris le premier Mot-Esclave : « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! ». Tous deux, maintenant complices, allèrent sur la branche d’arbre où Mang, la chauve-souris, dormait paisiblement. Jacot voulait tester son premier Mot-Esclave et chanta à tue-tête, « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! », jusqu’à ce que Mang sorte de sa torpeur, déploie ses ailes et se réveille.

– Qu’avez-vous ? Avez-vous oublié les Maîtres-Mots pour me réveiller en plein jour ?

Les deux larrons l’insultèrent et la traitèrent de feignasse.

– Tu dors encore à cette heure-ci, en plein midi ! Qu’as-tu fait la nuit dernière ? Tu n’aurais pas déniché par hasard de pauvres insectes qui dormaient … pour t’en régaler, vilaine !

– Mais je ne vous reconnais plus !

– On ne dira rien aux autres Peuples si tu nous promets ceci. Ils lui chuchotèrent un secret.

Mang, maintenant bien réveillée, tous ses sens en alerte, sentait monter en elle une puissance nouvelle. « Je suis la plus forte, rien ne m’arrête, la nuit ! » se répétait-elle, pour s’en convaincre.

Pendant ce temps, Bagheera avait remarqué que Mowgli prenait ses distances et la provoquait, les rares fois où ils se voyaient. L’adolescent allait jusqu’à critiquer l’éducation que Bagheera et Baloo lui avaient donnée. A d’autres moments, Bagheera l’entendait moduler sa voix. Elle ne comprenait pas les Nouveaux Mots qu’il prononçait mais elle avait bien retenu des sons comme : « Couché. Aux pieds. Bien, voilà ta récompense. Recommence. » Allongée sur une branche, en étirant ses pattes, elle observait ce jeune Homme qui regardait son image dans le miroir de la mare tout en faisant jouer ses muscles. Il changeait si vite, si brutalement.

Le jour où elle vit Baloo le vieil Ours se mettre à genoux, aux pieds de Mowgli, elle sauta d’un bond entre eux deux. Elle raconta alors le Peuple-Hommes, qui asservissait la Nature. Pire, les hommes rasaient des parties de Jungle, y plantaient de grands champs de manioc et capturaient, sans ménagement, des individus de chaque Peuple pour les exhiber dans des cirques. Bagheera le tenait d’un éléphant qui avait réussi à s’enfuir et à retrouver les siens.

Mowgli était désemparé. Était-ce SA NATURE, qui prenait le dessus? Son ambition de devenir LE chef de la Jungle était contrebalancée par l’éducation qu’il avait reçue de tous ces Peuples d’ici, eux qui lui avaient tout donné.

Bagheera comprit qu’il était tiraillé.

Elle lui demanda de décider d’ici la prochaine pleine Lune : soit elle le conduirait chez son peuple de naissance, soit il resterait en oubliant les Mots-Esclaves et toutes ses idées démesurées.

Pendant ce temps, aidé de Jacot, Mowgli se rendit discrètement à la lisière de la forêt pour observer une tribu d’hommes. Il aperçut des huttes, des animaux parqués dans des cabanes de branchages, un perroquet enfermé dans une cage, un genre de loup, attaché à une laisse, qui pleurait. Il vit aussi un grand gaillard fouetter avec une liane un animal à quatre pattes. Jacot les interpela. Les réponses furent unanimes. Ils souffraient cruellement.

Le premier soir de Pleine Lune, ils étaient tous là, les Oiseaux, les Serpents, le clan des Loups, Mang, Jacot et j’en oublie d’autres. Mowgli s’avança vers Bagheera pour donner sa réponse :

Je reste…

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 7 janvier 2022

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