A bord du nuage, pour le meilleur ou pour le pire

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« Vent de face de Corfou à Rome, ça ne passera pas avec quatre heures d’autonomie. »

A 11 heures ce vendredi nous sommes tous les quatre sur le tarmac de Corfou. Titi, notre pilote, vient de prendre la météo. Je le sens préoccupé. Il ne retient pas l’option de se dérouter sur Brindisi. Nous sommes tous d’accord car nous n’aurions aucune chance de rentrer à temps pour reprendre le boulot lundi. Après de longues discussions avec le contrôle aérien, la décision prise est de rejoindre Naples. Il faudra bien repérer sur notre route le seul col des Apennins que pourra franchir le petit avion pour rejoindre Naples.

Plan de vol déposé.

J’ai une confiance totale en Titi, un copain d’école, passionné de vol à moteur, de vol à voile et champion régional de voltige. Il cumule à 26 ans 400 heures de vol. Petit bonhomme rondelet, toujours en jeans et T-shirt blanc, il est calme, posé, attentif à la sécurité dans les airs et joyeux luron quand il touche la terre de pied ferme. Son bonjour légendaire, « la vie est une vallée de larmes » qu’il claironne en se frottant les mains, avec un large sourire dans son visage tout rond, est devenu contagieux à l’école. Le copilote, Gérard, quelques dizaines d’heures de vol, prend à cœur son rôle de navigateur. A eux deux, ils forment un bon équipage. Mon mari et moi-même sommes « passagers ». Nous avons rêvé ce voyage en Grèce, en petit avion, alors que nous étions étudiants. Désormais ingénieurs tous les quatre, nous l’avons conçu et mijoté pendant des mois dès qu’il est devenu accessible à nos bourses. Sa seule limite, c’est son calage dans un calendrier car nous n’avons droit qu’à quinze jours de congés.

« Fox Bravo Echo Uniform Juliet requests Authorization to Take Off ».

« Fox Bravo Juliet Clear to Take Off »

Nous décollons enfin en début d’après-midi, les gilets de sauvetage sur le dos. Le moteur ronronne dans un grand ciel. La magie du vol à vue produit toujours ses effets de liberté, de beauté, en navigant dans des échelles différentes. La côte grecque et la péninsule du Péloponnèse défilent sur le bleu profond de l’Adriatique. Nous repérons la petite île, loin des touristes, où nos amis d’école Michaela et Sotiris nous ont reçus si chaleureusement. Déjà la botte italienne se profile et nous apparaît telle une carte de géographie en couleur.

Au loin, j’aperçois un trait gris dans un ciel clair. Nous nous dirigeons dans cette direction. Notre fidèle Rallye 180 ronronne calmement. Nous repérons les Apennins et le col crucial à survoler. Tout est nominal sur notre vol, les instruments de bord affichent une vitesse, une altitude et un taux de montée corrects pour passer le col et de surcroît l’air ambiant est calme. Le trait noir, au loin, s’épaissit cependant à vue d’œil pour rejoindre les contours de la montagne. Le contraste avec la clarté du ciel est saisissant, superbe et rend l’atmosphère irréelle. Je voudrais saisir ces instants fugitifs avec la caméra. Trop tard ! Nous commençons à être secoués, vraiment secoués de plus en plus fort au point que je lâche la caméra, notre précieux cadeau de mariage et attrape la main de mon mari. Titi et Gérard se consultent du regard. Il n’y a plus d’alternative possible. Il nous faut traverser les Apennins pour rejoindre Naples. Titi se retourne « Attendez-vous à être bien tabassés. Passage du col délicat mais ça ne va pas durer longtemps. J’en ai vu d’autres.»

Des rabattants de ce côté du col menacent de nous faire percuter la planète. Titi tire le manche à lui, jusqu’à le coller à son ventre pour tenter de faire monter l’avion. Les secousses s’intensifient. Il fait sombre au milieu du nuage qui nous malmène. L’avion lutte à mort contre ce nuage et peine à prendre de l’altitude. Pas un mot entre nous.

Nous sommes suspendus au sang-froid de Titi.

J’ai les mains moites. Une odeur de sueur flotte dans la cabine. Est-ce l’odeur de l’angoisse âcre et rouge ? Ouf, le col est franchi. Malheureusement ce « ouf ! » ne dure pas car nous sommes immédiatement happés dans ce même nuage qui avance toujours face à nous, tel un rouleau compresseur imperturbable, déterminé, plus fort que tout, et que nous en particulier. Il a développé des mouvements ascendants en son propre sein pour franchir lui-même les Apennins. Le seul hic, c’est qu’il nous a kidnappés dans sa dynamique. Il nous fait prendre de l’altitude sans que Titi ne puisse le contrer. Le manche est poussé à fond pour piquer. Mais notre petit avion n’est plus qu’une légère feuille à la merci du nuage qui nous aspire encore plus haut.

Dans ma tête, les hypothèses se bousculent. « Jusqu’où allons-nous monter, sans oxygène ni pressurisation dans la cabine ? Ce serait trop bête d’en finir ainsi.». Je pense à ma famille, à mes amis. J’agrippe mon mari qui a le regard figé vers l’avant. Il n’en mène pas large, lui non plus. Tout vibre, tout tangue violemment. Le bruit d’un vent fort nous menace.

Brutalement, le ciel s’éclaircit.

Titi nous a sortis du nuage et l’avion reprend son ronronnement régulier.

Il ne nous reste plus qu’à trouver l’aéroport de Naples.

C’est à ce moment précis que j’ai pris conscience de la gravité de la situation que nous venions de vivre. Je croyais Titi infaillible. Or le stress, au passage du col, lui avait ôté toute capacité de lire la carte aérienne et de situer l’aéroport de Naples.

Panique à bord.

Gérard liste à haute voix les points de repère (la baie de Naples, etc.) que personne ne voit. Titi vire à 360°, impossible de nous positionner ! « Tenez, prenez la carte, et essayez de repérer l’aéroport, vous deux, à l’arrière. Je refais un virage complet. »

Nous étions si proches de l’aéroport que la tour de contrôle nous a pris totalement en charge par liaison radio. Une fois posés, nous apprenons que l’aéroport restera fermé tout le WE pour cause de mauvais temps.

La vie a failli être une vallée de larmes !

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 23 juillet 2020

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